Nobody Knows, 2004, Kore-Eda
Dans Brutusses Brutus, il y a des enfants. Il y en a même pas mal. On m’a parfois dit que ce n’était pas évident, que ça aurait mérité d’être plus clair.
À vrai dire, c’est fait exprès : ce n’est qu’avec des détails ici et là qu’on s’en rend compte.
Pourquoi ?
À Grosse Maison Debout, adultes et enfants cohabitent et tout le monde essaye de faire en sorte que les différences d’âge n’entraînent pas trop de rapports de pouvoir. Les enfants font leur vie, qui se mêle à celles des adultes (et inversement). Les adultes eux aussi peuvent avoir des « comportements d’enfants ». Je comprends de moins en moins bien cette expression, mais on l’entend dans la bouche de chez ceux qui revendiquent d’être d’adultes, alors qu’ils ont simplement arrêté de grandir.
Les enfants ne sont jamais définis par leur ascendance familiale, qui n’a pas beaucoup d’importance, parce que je crois que les enfants ont le droit à une certaine autonomie dans la construction de leur identité. Je voulais aussi m’éloigner du « Papa-Maman » qui revient en force ces derniers temps, et qui n’est ni drôle ni attrayant politiquement.
Il n’y a pas d’école dans le livre. La raison est plutôt simple : les enfants n’y vont pas car il y a vraiment mieux à faire. Les adultes autour d’eux l’ont compris. Cela ne veut pas dire qu’ils ne se posent pas de questions, ils se retiennent juste poliment d’en faire des problèmes.
Toutes ces idées, qu’on pourrait appeler anti-agistes, je les dois à Jules (☿), Tama, Bubull, Yanis, m’ayant embarqué dans des expériences étranges et pour qui j’ai une reconnaissance infinie. Je les dois aussi aux enfants et adolescent croisé·e·s dans des rassemblements bigarrés et plus ou moins légaux ; aux ami·e·s pour qui la domination adulte a un sens ; et toutes celles et ceux qui réfléchissent, entouré·e·s d’enfants… à leur place dans la société capitaliste adulte et aux perspectives non-scolarisées qui en découlent.








Du coup, il y a aussi des œuvres où la représentation des enfants me touche beaucoup.
Parmi celles qui ont directement inspiré Brutusses Brutus, il y a le travail du mangaka japonais Taiyō Matsumoto auquel le livre rend souvent hommage. J’y puise allègrement des motifs : le rêve de Brutus-Gluc en ancienne pongiste, un groupe d’enfants abîmés par le monde adulte, la reprise de la traduction d’une chanson issue de l’animé d’un de ses livres… Je pense surtout à la série Sunny, sans doute l’un des derniers livres à m’avoir profondément bouleversé, mais aussi à Gogo Monster ou Ping Pong. Comme Claude Ponti, il ne prend jamais les enfants pour des idiots – et c’est vraiment rare.



Je pense à deux autres films, japonais aussi :
1) Nobody Knows d’Hirokazu Kore-eda, qui met en scène des enfants abandonnés, filmés sans surplomb ni idéalisation et avec beaucoup de justesse possible. Je n’en dis pas plus. C’est un film lent. C’est un film très triste.




2) The Taste of Tea de Katsuhito Ishii, dans une veine bien plus onirique, qui raconte les histoires singulières des membres d’une famille un peu marginale. J’en chéris au moins les souvenirs, malgré une petite gêne collective lors d’e la dernière tentative d’un visionnage 15 ans plus tard). Les passages les plus beaux tournent autour des deux plus jeunes membres de la famille : d’abord une petite fille, un peu seule, dont l’imaginaire divague constamment et que jamais la narration ne décrédibilise ; ensuite un adolescent timide, qui aime une nouvelle élève de sa classe, dans un élan fleur bleu d’une sincérité entière.



Je sais que je n’aime pas quand les enfants sont montrés comme des personnes à qui il faut forcément apprendre quelque chose.
Je n’aime pas non plus quand ils ne sont que des petits adultes : des enfants avec des pensées raisonnables ou ingénieuses du point de vue des adultes et valorisés précisément pour ça, tandis que les autres restent des idiots immatures. Comme si le décalage entre leur corps et leur discours les rendait charmants, et qu’il n’existait aucune autre manière de les rendre intéressant.
Il y a aussi plusieurs scènes de La promenade au phare de Virginia Woolf qui m’ont marqué. Je pense aux marches des enfants et adolescent·e·s dans les dunes. Ce sont des petits bourgeois, mais il y a un truc où ces errances permettent qu’adviennent autre chose pour elleux.
Par exemple, Nancy imagine un monde sous-marin fantastique en regardant une flaque, et on n’arrête pas de faire des allers-retours entre la réalité concrète et les flots d’images qui surgissent dans sa tête. C’est simple et magique à la fois, comme si une des forces de ce qu’on appelle « enfance » consistait à pouvoir, en un claquement de doigts, faire ces va-et-vient entre le réel et l’imaginaire. Il n’y a pas deux mondes séparés, mais un seul dans lequel tout se mélange, se confond.

Il y a aussi les plus grand·e·s qui s’embrassent dans les dunes. C’est joli ces amours-là. Et c’est important, surtout quand on se rappelle combien, pendant longtemps, les enfants ont peu de liberté pour explorer leurs liens, leurs limites et attirances. Les adultes se moquent, mais c’est très sérieux.
Pour finir avec un dernier écho : il y a quelque chose de ce sérieux-là dans Pépé le morse, court-métrage d’animation de Lucrèce Andreae, sorti en 2018 (et visible ici). Une famille se rend sur une plage battue par le vent. Elle commémore le décès du grand-père. On traverse le cœur de chaque membre de la famille, tous âges confondus. Le paysage s’anime. C’est trivial et profond. Quand les liens ne sont pas un peu tendus, ils perdent en couleur.

Au fond, ce qui me touche dans tous ces travaux, c’est leur capacité à tenir ensemble, comme deux fils dans une même main, la vulnérabilité des enfants (sociale, physique, sensible) et l’autonomie déployée dès qu’on leur laisse un peu d’espace.
Et puis, j’aime cette idée : le plus souvent, ce sont les grands qui devraient grandir. Et je ne dis pas ça en donneur de leçon, je m’y inclus volontiers.
Et puisqu’un livre, c’est bien pour rêver, transformer les imaginaires (et soi-même), c’est important de se rapprocher des communautés invisibles dans lesquelles on se sent bien. Faut essayer. Faut essayer.
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