si on lance de la poussière c'est pour que ça retombe sur quelqu'un

Avec du retard : « Future Perfect Continuous », Angelica Mesiti, Arter, Istanbul.

Extrait de Future Perfect Continuous, 2022, Angelica Mesiti

Un matin, il y a quelques mois, j’ai dit à Tama et Bubull que je voulais aller au musée. Elles ont été sympas et elles ont dit OK.

Pour me cultiver, je ne cours pas vraiment après les musées, mais le truc que j’aime bien, c’est quand ça nous apprend de nouvelles façons de regarder ce qu’on voit habituellement. C’est ma petite obsession.

Avant le repas, on a marché 10 minutes, puis on a longé l’avenue Kurtuluş dans le quartier du même nom. Elle est en pente douce. C’est agité. On a mangé un sandwich pas terrible sur le chemin.

Quand on marche, on voit les quartiers changer, devenir plus populaire, plus chic, ou carrément pauvre. Des fois c’est brutal parce que c’est un pont ou un boulevard qui fabrique la transition. Des fois c’est progressif, comme ici : on a remarqué qu’à partir d’un moment, il y a eu de moins en moins de monde dans les rues et qu’elles étaient de plus en plus étroites au milieu de bâtiments qui semblaient empilés les uns sur les autres. Le bitume défoncé montrait que l’endroit n’attirait pas forcément les faveurs de la municipalité. C’était l’hiver, mais le soleil qui sortait de temps en temps était chaud et les chats essayaient de se coller à ses rayons. Alors qu’on se rapprochait du musée, en descendant des escaliers en béton, je me suis dit qu’il était sûrement un cas intéressant de gentrification d’un espace urbain donné.

Le musée s’appelle Arter. Et si je raconte tout ça, c’est que depuis quelques mois, le souvenir d’une installation me revient régulièrement. J’ai envie d’écrire dessus et je ne vais parler que d’elle.

C’est au sous-sol et d’abord, il y a un bruit. On ne sait pas ce que c’est. Un couloir y mène et on y découvre une série d’images étranges et assez jolies. Comme une annonce, la série s’appelle « The Rain That Fell in the Faint Light of the Young Sun » (!), et on comprend doucement que les images sont des gouttes de pluie fossilisées. Elles sont reproduites sur un fond coloré. C’est assez beau, mais on ne s’y attarde pas franchement parce que depuis le début – je ne sais pas pour Tama et Bubul – c’est le bruit qui m’attire.

The Rain That Fell in the Faint Light of the Young Sun, Angelica Mesiti, 2022

Dans une grande salle, une vidéo en noir et blanc est projetée.

On voit des jeunes gens debout, proches les un·e·s, formant une sorte de cercle. La scène se passe dans un gros bâtiment en travaux. Une sorte de puits de jour de centre commercial abandonné.

Ielles se frottent les mains, claquent des doigts, puis tapent des mains ou leurs cuisses, applaudissent pour de bon, pour augmenter le volume sonore global, ralentissent enfin. L’acoustique est profonde.

C’est un mime collectif de tempête de pluie. D’abord une bruine, puis une averse, devenant de plus en plus violente, dans un long crescendo. La tempête finit par s’estomper, on entend les gouttes. A la fin, il n’y a presque plus de bruits.

La chorégraphie est très simple.

J’ai fait cette horrible prise. Cela permet d’avoir une idée. On distingue les ombres agitées de Tama & Bubull, un peu effrayées par le volume qui nous entoure.

C’est bizarre parce qu’à aucun moment les corps ne se touchent, mais il se dégage une communion intense. La dimension répétitive et hypnotique, l’imitation de la moiteur d’une pluie d’été accentue ça.

J’ai l’impression que le titre « Future Perfect Continuous » est assez difficile à traduire parce qu’il faut choisir la traduction technique ou métaphorique. Pour moi, ce qu’il se passe quand je regarde la vidéo résonne avec beaucoup de situations concrètes : je pense d’abord à des voyages où, perdu sous la pluie, le temps a pu complètement se suspendre ; je pense à un sentiment profond qui entremêle vulnérabilité et sécurité (il pleut, c’est tellement fort, mais quelque chose nous protège, mais peut-être cette protection ne va pas durer) ; enfin, avec cette impression de pensées qui oscillent, viennent et vont, par vague, se ravivent puis s’estompent quand on les écoute bien. Pensées qui font se sentir vivant·e, donc (peut-être) sur le fil de la vie. Ce que le futur traverse. J’aurais pu rester des heures dans la salle.

Angelica Mesiti, l’artiste à l’origine de la pièce, explique sur son site, comment elle s’est inspirée de jeux d’enfants entrevus dans des salles de classe, jeux qui selon elle construisent à la fois des récits, mais aussi le sentiment de communauté.

J’aime bien cette idée selon laquelle l’interactivité du jeu construit un groupe. Je trouve ça aussi beau de prendre au sérieux ces exercices d’imagination qu’inventent les enfants à un certain âge, et de les déplacer dans une sphère d’adultes, adultes qui brillent souvent par leurs capacités à rendre étrangères les vies et les gestes des enfants.

Ce n’est peut-être pas aux enfants de grandir (mais ça, on en reparlera bientôt).

Ce récit n’aura aucune réelle conclusion, mais je finis avec deux parallèles. Dans tous les cas, quand je scrolle sur les autres travaux d’Angelica Mesiti, j’ai envie d’en voir davantage, ce qui est très heureux.

Ensuite, écho facile encore, il y a un passage du livre Tarnac, un acte préparatoire, de Jean-Marie Gleize. Pour le dire vite, le livre est une sorte de collages d’expériences zadistes (depuis Tarnac et ailleurs), de recherches familiales plus intimes et de réflexions sensibles sur la lutte et la répression politique. Même s’il a pu contribuer à une sorte d’idéalisation d’une réalité dont j’ai pu être proche, je l’aime beaucoup. A la fin d’un des « chapitres », le narrateur décrit un groupe qui va à la rivière. Il pleut. Ielles vivent quelque chose : ielles vivent la joie. Et l’écriture transforme ça en une sorte de rituel.

J’ai décidé de choisir mon dialecte

j’utilise pour écrire les accidents du sol.

La nuit je les accompagne à la rivière

ils disent qu’ils boivent l’eau dans leurs mains

ils boivent l’eau dans leurs paumes.

Il faut (il faut construire des cabanes)

percer les murs

abattre les escaliers

trouer les plafonds, les toits

arracher les portes

murer les fenêtres

faire de chaque étage un poste de tir.

*

Je suis encore là debout et maintenant il pleut,

la pluie tombe, elle tombe, ils marchent et se parlent et la pluie

les habille et secoue leurs paupières

ils tombent et se relèvent et se mettent à courir

ils sont pieds nus dans l’eau et la terre

ils dansent ils parlent de joie « joie » est le mot qu’ils disent ils le répètent joie est leur mot ils ne disent pas d’autre mot que celui-là et la pluie fait briller leurs yeux dans le noir comme ceux des oiseaux,

et l’un d’eux se couche et demande qu’on lui marche sur le visage et la gorge il est maintenant sur le dos il ferme les yeux son habit pèse sur le sol trempé il sent la plante des pieds contre les veines de son cou et contre son visage, il sourit

« Chapitre 11, Construire des cabanes », Tarnac – un acte préparatoire, 2011, Jean-Marie Gleize, Fiction & Cie, Le Seuil.

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