Loin de moi l’idée d’aider une maison d’édition qui n’a pas besoin de ces mots pour prendre toute la place dans les librairies. Mais ce livre est très beau.
Le Tiers Pays est le titre d’un livre écrit par l’autrice vénézuélienne Karina Sainz Borgo. Il a été publié cette année dans la collection Du monde entier au cœur du monde, chez Gallimard. Dans ce texte, Le Tiers Pays, est le nom d’un lieu, d’un espace particulier : un cimetière illégal. Il accueille les corps de celles et ceux qui ne peuvent s’offrir de sépulture, celles et ceux que la vulnérabilité extrême tuent.
Le roman est donc fait de migrations et de frontière impossible à traverser à cause d’une épidémie étrange, de violences criminelles masculines, et d’un duo de personnages féminins tout en contraste, duo crépusculaire, collaborant ensemble pour les inhumer les mort·e·s. Ainsi, Visitación et Angustias s’attachent à redonner un peu de dignité à celles et ceux qui l’ont perdue.
Je ne veux pas en écrire davantage sur ce livre, western fragile et elliptique, court et efficace. Une grâce l’anime, faite à la fois de sécheresse, d’apprêté et d’une tendresse cruelle. Les détours de l’autrice par un réalisme magique emportent avec eux beaucoup des désespoirs de notre époque, tout en ne nous lâchant pas des yeux.
Et puisqu’il y a des pages très belles (et plutôt rares), sur la mort, et ce que la mort fait à nos corps, j’en recopie ici un extrait, traitant très directement de cette question.
* * *
Candelaria est tombée de sommeil comme un vieil arbre fatigué. Je l’ai accompagné au lit et j’ai plongé ses dents en résine dans un verre d’eau avec du bicarbonate. Elle ressemblait à un bébé au pied de la tombe.
Visitación a préparé le corps de Jesùs. Il portait une chemise de nuit souillée par les humurs que les moribonds laissent avant de quitter la vie sur terre. A nous deux, nous l’avons déplacé dans la salle à manger. Elle le soutenait par les aisselles et moi par les chevilles. Nous l’avons allongé sur la table.
– Enlève-lui ça, Angustias.
Sous la chemise de nuit, nous avons découvert un cadavre qui ne portait qu’une couche.
– Il doit être mort plus tôt que ce que prétend sa mère. – Visitación a replié ses poignets -. Il est déjà tout raide.
Elle a répété l’opération avec les coudes et les doigts. Le corps émettait des bruits secs, semblables à un crissement.
– Fais attention. Mouille bien les cotons. Ici il n’y a pas d’eau et rien ne doit dégouliner.
J’ai sorti un flacon de désinfectant de la trousse métallique où nous gardions les instruments et j’ai imprégné le coton avec lequel Visitación a frotté les orifices du visage, ainsi que le nombril, les aisselles et l’entrejambe.
– Le nez, c’est comme ça qu’il faut le nettoyer, a-t-elle déclaré, et ensuite on aspire. L’hygiène de la bouche, c’est plus délicat. – Les lèvres étaient entrouvertes et violacées -. Maintenant, il va se montrer sous son vrai jour. – Visitación a couvert son index avec du papier buvard et a massé ses gencives -. Ça, c’est contre les bactéries et les mauvaises odeurs. – Elle l’a rasé en soutenant la joie de l’intérieur pour étendre la peau -. Si je le coupe avec le rasoir, il ne saignera pas, mais ensuite ça fera des tâches.
Elle a déchiré une autre feuille de buvard et a essuyé les traces de mousse. Elle a cherché la grosse et l’a coiffé avec soin. Elle est partie dans la cuisine puis est revenue avec un chiffon humide.
– Quand on les mouille, les cheveux partent.
Elle a plongé le peigne et a démêlé patiemment sa chevelure.
– Attendez ! – J’ai sorti mes ciseaux.
J’ai coupé puis égalisé la nuque. Visitación a fait un signe d’approbation et a peaufiné le travail au peigne.
– La seule différence entre lui et nous, c’est la respiration. Toi et moi on peut encore respirer ; pas lui.
Elle évoluait avec assurance et précision. Elle a fignolé jusque dans les moindres détails la position des mains et a joint ses pieds.
– Les morts, Angustias, il faut leur donner tout ce que la vie leur vole en quelques heures à peine. Ce qui compte, c’est qu’on croie qu’il est encore de ce monde, même s’il n’y vit plus, tu comprends ? – J’ai hoché la tête -. On doit faire un miracle : quand sa maman se réveillera, elle doit le trouver presque vivant.
– Mais Candelaria est aveugle.
– Je n’arrive pas à croire que tu ne saches pas ce qu’une mère ressent quand elle enterre son enfant. Il faut qu’il sente bon le savon ! Qu’en touchant ses cheveux elle sente leur humidité ! Comme s’il venait de sortir de la douche ! Va chercher du papier et du tissu, ce que tu trouveras, n’importe quoi qui puisse nous servir de coussin.
J’ai arraché de la porte la couronne de sansevieria. Visitación l’a placée sous la tête de Jésùs en guise d’oreiller.
– Nous avons terminé.
Candelaria écoutait, s’agrippant au cadre de la porte. On aurait dit une chouette. Elle s’est approchée jusqu’à la table et a parcouru à tâtons le visage de son fils. Un sourire s’est esquissé sur sa bouche édentée.
– Que Dieu te bénisse, ma belle.
– Amen, ma chère.
* * *
Le Tiers Pays (El Tercer Pais), par Karina Sainz Borgo, traduit de l’espagnol par Stéphanie Decante, publié en 2023 dans la collection « Du monde entier au cœur du monde« , Gallimard.
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