si on lance de la poussière c'est pour que ça retombe sur quelqu'un

« Le Plaisir d’un casse… » : les vers tentacules de Théo Robine-Langlois

« Le plaisir d’un casse retardé par les plantes maintenant ou En toute occasion passe comme un coup de vent » est un livre de Théo Robine-Langlois. Il est publié chez Dépense Défensive. Et déjà, devant ce long titre, on se demande comment on va devoir lire ce qu’on a sous les yeux. Pour essayer de le savoir, un texte en trois parties, comme à l’école. Il est composé 1) d’une anecdote, 2) d’une traversée rapide du travail artistique de Théo Robine-Langlois, et 3) d’un commentaire sur ce nouveau morceau de bizarrerie très joyeuse.

ANECDOTE

C’est le printemps, on est en 2015. J’ai pris le train pour venir à Paris, car il y a un événement pour la sortie d’un livre de Sonia Chiambretto (celui-ci), dans l’éphémère collection de Yoann Thommerel (fff).

Ce soir-là, j’aimerais bien discuter écriture et tout, mais ici je ne connais personne. Je traîne dehors et je n’ai pas de smartphone pour m’occuper alors j’essaye de taxer des clopes aux passants. Tandis que j’hésite à partir, je rencontre Théo Robine-Langlois. Je vais abréger Théo R-L. Il est grand. Il est calme. Il est tout seul aussi. C’est ça qui fait qu’on parle. Il écrit aussi. Il me dit qu’il va publier un livre chez Nous, justement. OK. Quand il me demande, je lui dis que j’écris aussi mais, pour l’instant, seulement sur internet ou des revues zinzins. Il dit, wa, OK, moi aussi. Une compréhension commune. Alors on échange l’adresse de nos sites respectifs. Ce sont nos laboratoires, on ouvre la porte.

On écrit sur internet d’abord. Les livres ensuite. Et ce n’est pas rien, c’est même à peu près tout. Nos écritures ne se servent pas de l’informatique pour devenir des petites machines complexes, des dispositifs algorithmiques générant des textes de Littérature geek ou des expériences livresques augmentées. Selon les endroits ça semble un peu honteux de le dire, mais internet, dont nous sommes les enfants, a une influence sur l’écriture, par ses rapports au réel, à l’imaginaire, à la forme, à la copie, à la lecture, à la référence dépareillée (onglet Star Treck, onglet Wittgenstein, onglet Recette de Brioche moelleuse). Ici, la forme brute de nos textes, mais aussi sur leurs diffusions, un peu bordélique, « en mode vigne vierge », en témoignent. Et Théo R-L écrit sur internet et depuis n’importe où et partout, en mouvement, sur un téléphone à touches, un carnet papier, sur l’application « Notes » d’un smartphone plus tard. Tout ça pour dire que c’est pareil. Le monde entre par là.

Le soir-même, après la rencontre en chair et os, je lis donc Théo R-L sur internet, et c’est trop bon.

UNE TRAVERSÉE RAPIDE

Depuis le premier site laboratoire, qui fonctionne toujours (re-clic), beaucoup de choses existent. J’ai déjà interrogé Théo R-L dessus ailleurs.

Pour résumer, il y a des sites (encore un ici), il y a des livres (clic, clic), d’un des livres, il y a eu un disque. Puis il y a tous les efforts pour travailler avec d’autres, les rassembler, faire découvrir leurs travaux (clic, clic). Parce que tout va ensemble.

Le travail de Théo R-L est donc un travail de recherche formelle qui passe principalement par l’écriture. Et ce qui me touche chez Théo R-L, c’est qu’écrire, c’est bricoler pour représenter le réel. Et puisque le réel est lui-même langage, ça bricole le langage.

C’est ça la Poésie, p majuscule, non ?

De fait, le travail de Théo R-L est irrigué par les travaux des avant-gardes du vingtième certes, mais aussi par toutes les formes étranges qui parcourent l’histoire littéraire ou le champ littéraire (des troubadours et fatrasies médiévales aux forums et abréviations des tchats, les traductions mal faites en français cassé, la langue parlée de l’adolescence, la culture rap francophone, la littérature fantasy, etc.).

Disons que, si on considère que le langage est comme une infernale machine à nommer et normer le réel, chez Théo R-L, la machine est prise d’assaut, de part et d’autres, par des contre-pouvoirs secrets collectifs ou intimes.

Ces problématiques-là s’expriment aussi par des thèmes relativement récurrents. J’identifie notamment qu’il y a une tension entre une mélancolie de la vie contemporaine vécue, juste-là, normale, et la plongée dans l’imaginaire. Et pour autant, les mondes ne sont pas séparés, ils avancent ensemble. Le réel est comme une sorte de donjon dont il faudrait trouver l’énigme à résoudre. Et vice-versa (je pense à la fin du précédent livre, Le Gabion, cette histoire de vaisseau-spatial perdu, twist vers une boucle infinie d’une force gracieuse).

SON DERNIER LIVRE

Trop beau, hein ? Le livre de Dépense Défensive allie le texte de Théo R-L aux travaux de l’artiste Mimosa Echard. Une excellente rencontre. Ici « Bouteille de Mir« , 2017.

Ce qui est notable, au début du livre c’est ces vers, d’apparence si sages, bien coupés. Ils font même de la musique. C’est presque inquiétant.

Non, ça va, c’est de la poésie narrative. Et j’ai l’impression de suivre une créature fantastique tirée d’un monde ouvert comme dans World of Warcraft. Il y a des objets bizarres, des mots inventés. On ne comprend pas tout. Il y a des attaques de plantes mutantes. Qu’est-ce qu’elles aspirent ? Elles bouffent des trucs et le monde qui commence à en être recouvert. Le personnage aussi d’ailleurs, il se branche ici, là, virevolte, vole, crapahute, rentre à l’intérieur de lui, en sort brutalement. Et logiquement, et lentement, les vers libres se dérèglent, par exemple, pour faire parler des zombies. Pour parler de ce qu’il y a devant les yeux, il faut « une autre danse », les vers doivent baver et ne peuvent plus se tenir droit.

« Étrange ce sanglier de charge,
J’espère que la milice pourpre ce n’est pas un espion
Je mets les boissons à ma charge
En sortant je fais attention »

Il y a quelque chose de joueur dans l’inventivité des poèmes avec qui on a envie de dire, quelque chose à la Raymond Queneau (mention spéciale pour la page « .hum.hum »). Par rapport aux précédents livres, Le plaisir d’un casse retardé… se construit autour d’une base plus stable et permet une fusion plus douce des influences. Il n’en reste pas moins cette impression de casque virtuel sur la tête. Et si c’était l’imagination qui, par des jeux de langage, le mélange de registres de langage (de la pure oralité à un vocabulaire plutôt biologique) et typographiques (et si l’écriture elfique inventée par Tolkien n’était qu’un délire de graphiste?), permettait de mieux comprendre les désastres en cours ?

Lunettes sur le nez, je vois le monde tel quel, c’est-à-dire contaminé, débordant, suintant. Les champignons-fumeurs peints à la bombe envahissent la ville-monde et on fuit. Tout le monde cherche un abri. Un pitch à la Nausicaä d’Hayao Miyazaki où les villages humains ont peur de quelque chose d’inconnu. Contaminés, les poèmes prennent des formes bizarres, se débattent en même temps que le récit de notre personnage, qui cherche, court, interagit, fluide, avec à peu près sur tout.

Et alors, c’est quoi, ce virus qui laisse de plus en plus d’espaces sur les pages ?

* * *

Arrête-toi là si tu aimes les histoires avec chute, car je vais dévoiler, telle la solution de ton jeu-vidéo préféré, le dernier poème.

* * *

À la fin, on perd toujours. On crève. C’est bête à dire mais c’est pareil dans les jeux-vidéos ou dans la vie où on se cogne. Au pire, on oublie la partie, et la sauvegarde se retrouve au fin fond du dossier d’un jeu déjà désinstallé. Seule. Pas glorieux. Les plantes gagnent. Elles gagneront, pense peut-être Théo R-L. La créature étrange que l’on suit, très végétale, lâche.

Je vide le palace en un instant

Avec mes nouveaux pouvoirs chorophylliques

C’est trop facile alors je prends le temps

De remettre une partie de mon butin au règne fongique

Maintenant, j’ai rejoint la transe

De ce règne nous sommes tous des sous-espèces en errance

Rien ne sert de résister, il faut se rendre à l’évident

Flotte comme un spore au gré du vent

Et enfin, dans une sorte de fusion-explosive, tout se mélange, la vie déborde, dégueule, et elle fait n’importe quoi, ose de s’infiltrer où ça peut devenir vivant.

Finalement, l’écriture de Théo R-L, par son ingéniosité formelle, sa soif de mondes nouveaux, sa détermination mutualiste aussi (c’est ça qu’on dit quand on parle des plantes qui travaillent ensemble), fait un peu ça aussi.

Page de Nausicaä, justement, 1982.

* * *

« Le plaisir d’un casse retardé par les plantes maintenant ou En toute occasion passe comme un coup de vent » est un livre de Théo Robine-Langlois, publié chez Dépense Défensive en 2023, 13 euros.

La couverture et les reproductions d’œuvres qui accompagnent les poèmes sont de l’artiste Mimosa Echard.

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