si on lance de la poussière c'est pour que ça retombe sur quelqu'un

« Aman Doktor… », itinéraire de 100 ans et plus d’une chanson de Rébétiko.

Toi aussi amuse-toi à taper old pictures, rebetiko, pirea sur ton moteur de recherche préféré… Il y a des images incroyables… Et puis, comme les histoires qui durent, les photos sont anonymes…

Difficile de retracer le parcours d’une chanson de Rebétiko. Et c’est le cas de celle qu’on appelle « Aman Doktor ». C’est son nom en turc mais on l’appelle aussi « Mendilimin Yeşili ». En grec, elle s’appelle « Ο ντοκτορ » (« O Giatros »). On peut traduire cela par « Le Docteur », tout simplement. On ne sait pas qui l’a composé, on ne trouve rien de clair là-dessus. Et puisque le Rébétiko est cette rencontre, dans le port du Pirée, des pauvres grecs & grecques qui affluent vers la métropole avec les fantômes vivants de la Grande Catastrophe de 1922, on peut dire qu’on en saura jamais rien. Elle fait partie du grand répertoire des chansons de celles et ceux qui ont dû partir. Elles n’appartiennent à personne et varient avec les évènements historiques et sociaux des mondes dans lesquelles elles survivent.

Photographe inconnu, série de photos à retrouver ici.

La chanson que nous traduirons « Le Docteur » a beaucoup été enregistrée au début du vingtième siècle par les immigrant·e·s grecs et grecques aux États-Unis. Très tôt, dès 1920, on peut entendre une version interprétée par Amalia Baka de Ioánnina en Épire (région grecque située près de la frontière albanaise) et un peu plus tard par Virginia Mangidou d’Istanbul en Turquie. D’autres enregistrements existent, comme ceux de Marika Papagika ou de Giorgos Katsaros (version qui date de 1928 et en propose une version syncopée assez étrange, réellement hypnotique).

J’ai trouvé moins d’informations concernant les versions turques de cette chanson… La première version dont il est fait mention serait interprétée par l’arménienne Bogos Kierecciyan, enregistrée à Istanbul et sort sur le label Balkan Record Label à New-York en 1953. Est-ce un homme, une femme ? Et ce label ? Rien à leur sujet. Une seconde version (« Aman Doktor » ici) est enregistrée à Athènes par Ali Ugurlu au début des années 60 et cela a continué, jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, même si je ne les ai pas trouvé (ou cherché suffisamment bien), il semblerait qu’il existe des versions macédoniennes ou encore kurdes de cette chanson.

Version très fleurie (apport indéniable du violon) et très rythmée de « Aman Doktor » avec Ali Ugurlu au chant, avec un pont très virtuose du chanteur au deux-tiers.

Chose surprenante : de ce qu’on sait, les paroles varient peu au fil des enregistrements. D’un point de vue de la composition, la chanson est issue du répertoire micrasiate (adjectif par lequel on désigne les populations grecques d’Asie mineure…). C’est le style venu de Smyrne, très oriental dans ses sonorités.

D’ailleurs « Aman » est une interjection qui exprime la souffrance, la miséricorde. Au dix-septième siècle, en Anatolie, on voit apparaître ce qu’on appelle des amanès ou amanedes. Ce sont des improvisations vocales virtuoses et pathétiques – dont on peut trouver un exemple ici, par la très célèbre Roza Eskenazi. Alors c’est peu dire que c’est aussi à l’appui de ce genre-là que le Rébétiko d’Asie mineure se déploie : dans ces transes nasillardes et ses complaintes hypnotiques.

Les paroles que l’on trouve le plus souvent de la chanson « Le Docteur» rapportent un chagrin du cœur. Un ou une amoureuse meurt. On ne sait pas si cela est une métaphore ou non. Les femmes comme les hommes peuvent le chanter. La plainte auprès du docteur est celle d’un amour incurable et désespéré (« Docteur / Soigne-moi« ). Même si l’histoire du Rébétiko s’est ponctuée de périodes d’interdictions plus ou moins sévères liées aux dictatures des années 30 et 60 (Métaxas d’abord puis Les Colonels), les musiciennes et musiciens se sont déplacé·e·s des caves des banlieues d’Athènes aux brasseries des beaux quartiers. On peut dire que, au sens littéral comme au sens figuré, cette musique mineure est devenue majeure. La drogue, la misère, l’errance ou les terres abandonnées ont laissé leur place aux chagrins d’amour et à l’échec personnel. En même temps que les thèmes abordés, ce sont les tonalités orientales qui sont devenues plus rares. En somme, la souffrance et la mélancolie sont devenues moins sombres et moins collectives. Le Rébétiko tombant parfois dans une sorte d’image, de cliché de lui-même…

Photo d’Aris Messinis, AFP, 29/06/2015

Cependant à la faveur de la crise de notre vingt-et-unième siècle, le répertoire rébète du début du vingtième recommence à revenir dans les oreilles de celles et ceux qui souffrent de la violence institutionnelle et financière qui s’abat sur le pays. Une reconnaissance qui permet de réécrire ces chansons. Et puisque c’est la crise, les musiciennes et musiciens sont réduit·e·s à jouer dans la rue, ils et elles errent à nouveau. La Grèce devient, encore et encore, une terre d’exil, pauvre et triste, migrant·e·s de l’intérieur et de l’extérieur. Ainsi, avec le temps qui passe, le plus passionnant est de voir les écarts qui se creusent, les différences qui se jouent d’une version à l’autre.

Des milliers de gilets de sauvetage jonchent le rivage de l’île de Lesbos. (Reuters/Yannis Behrakis)

Quoiqu’il en soit, j’ai entendu une version de cette chanson dans le film Djam de Tony Gatlif, sorti en 2017. Le film rend très accessible une histoire du Rébétiko. D’où il vient (de l’errance, dirons-nous). C’est un film musical, assez direct, sans trop de sophistication formel bien qu’un peu théâtral par moments. Dans le premier tiers du film, on y voit deux musiciennes et un musicien interpréter « Aman Doktor ». Et bien que la litanie soit répétée en turc, les paroles – qui se sont un peu transformées… – sont en grec. Je ne trouve rien sur une version semblable enregistrée par le passé. L’instrumentation est austère. Les paroles brutes. La scène se déroule dans une gare près de la frontière greco-turque – faisant aussi un triste écho aux évènements récents survenues en Grèce. Les paroles auraient pu, et le peuvent encore, accompagner les pleurs des proches dont les frères, sœurs, parents ou amis ont aussi disparus sous les décombres de leurs immeubles, lors des séismes tragiques du 6 février à la frontière turquo-syrienne.

Sous la vidéo : Les paroles de la chanson et un commentaire…

De grâce Docteur

Mon cœur a besoin de remèdes

Pour tout le mal

De grâce Docteur

Pour tout le mal que me donne cette société

Donne-moi du haschich

Pour guérir ma peine

Pour tous les chagrins que donne ce monde injuste

Bois du vin

Et fume de l’herbe

Résiste mon cœur

Le remède est dans la musique

De grâce Docteur

De grâce Docteur

On dit que l’homme bon

Ira au paradis

Je n’en suis pas si sûre

De grâce Docteur

On dit que l’homme

Bon ira au paradis

Je n’en suis pas sûre

De grâce Docteur

Mon cœur a besoin de remèdes

Pour tout le mal

Pour tout le mal que me donne cette société

J’ai besoin de vin et de cannabis

Pour chasser mon âme sombre

De grâce Docteur

Mon cœur a besoin de remèdes

Pour chasser mon âme sombre

De grâce Docteur


(traduction recopiée des sous-titres du film de Tony Gatlif)

Pour commencer, la chanson est longue (6 minutes), ce qui est globalement au-dessus des standards du genre. La chanson est interprétée par deux artistes grecs et l’actrice principale du film, Daphné Patakia. Ensuite, le ton plaintif des chansons micrasiates est accentué : une longue introduction, instruments à cordes uniquement, rythme très lent, un texte très répétitif, des entrées de voix seules, puis se mélangeant, faisant au final, un chœur. On peut se demander si le ton n’est pas un peu trop affecté… A moins que ce soit la qualité de l’enregistrement qui nous donne cette impression ?

Dans tous les cas, avec une économie sonore et textuel très réduite, la chanson porte le message de toutes celles après lesquelles elles passent : à la douleur, le docteur ne peut rien, puisque c’est le monde entier, la société, et donc chacun·e de nous qui souffrons. Cette douleur lancinante, c’est celle d’être vivant et vivante, d’être encore au monde pour le voir tel qu’il est, sans rien, même pas les bonnes choses (le vin et le cannabis de la chanson sont des palliatifs bien fragiles…) pour le rendre supportable. Et cette douleur, comme la montée progressive de la chanson en intensité, ne saurait s’arrêter. Tout fait écho en elle.

Alors, il reste quoi, à la fin ?

Le monde tel qu’il est, c’est tout, mais peut-être aussi la musique pour tout ce qu’elle peut porter qui n’est pas de la musique : des histoires communes de souffrance, une histoire des souffrances communes ?

En guise de clap de fin, il y a une autre chanson dans le film, dont on ne fera pas l’histoire ce coup-ci ! Il s’agit d’un dialogue imaginaire entre une fille et son père. Ici, la chanson est habituellement chantée en turc mais, habilement, les langues se mélangent dans la version du film. La chanson s’appelle Istemem Babacim (qu’on peut traduire par : « Je ne veux pas Papa »).

Ma fille, dois-je te donner le monde ?

Ma fille, dois-je te donner le monde ?

Prends-le et chérie-le

Il est complètement fou

Il me fait peur

Non, papa, je ne veux pas

Je ne veux pas de ce monde-là

Il est complètement fou

Il me fait peur

Ce monde est aujourd’hui si cruel.

Non, papa, je ne veux pas

Je ne veux pas de ce monde-là

Ma fille, ce monde est merveilleux

Ma fille, ce monde est merveilleux

Pour qui sait le prendre

Non, papa, je ne veux pas

Je ne veux pas de ce monde-là

Ce monde est aujourd’hui si cruel

Non, papa, je ne veux pas

Je ne veux pas de ce monde-là

Ma fille, ce monde est beau

Avec les nuits au clair de lune

Ma fille, ce monde est beau

Avec les nuits au clair de lune

Et les jours brillants de soleil

Ce monde est écrasant

Il m’étouffe

Non, papa, je ne veux pas

Je ne veux pas de ce monde-là

Ce monde est écrasant

Il m’étouffe

Je ne veux pas de ce monde-là

Que dire ? C’est trop beau.

Et la beauté est absurde, certes, mais c’est bien parce que le monde est effrayant, cruel et injuste qu’un rayon de soleil reflété dans une flaque d’eau, une fleur sortie du béton, un arbre qui sort du brouillard sont des choses réellement importantes.

Ce texte est le fruit de recherches personnelles, d’un kiff cinéphile partagé avec Alix, d’échanges avec T., mon frère, d’articles (ici par exemple), et de beaucoup de vidéos YouTube, augmentées par leurs commentaires et la traduction automatique – offrant des divagations infinies plus ou moins heureuses.

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