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Les routes comme des souvenirs : à propos de « Drive » d’Hettie Jones

Un livre rose fuchsia qui attire l’œil, un bandeau un peu racoleur (« La Beat Generation au féminin […] ») et un titre, non-traduit pour nous plonger directement dans le paysage américain de la Poésie qui va suivre : voilà le pari de la version française de Drive, écrit par Hettie Jones, dans une traduction de Florentine Rey et Franck Loiseau, publiée au printemps 2021 par les éditions Bruno Doucey.

Et peut-être, là, juste pour commencer, un grand merci à la traductrice et au traducteur : traduire un livre de poésie, c’est un acte vraiment généreux.

Une présentation de la poétesse Hettie Jones et du livre « Drive« 

Hettie Jones, née Cohen, est née en 1934, à New-York. Elle est toujours vivante.

On l’associe à la Beat Generation, groupe dont elle a participé à l’effervescence. S’agissant des hommes illustres, elle a notamment fréquenté A. Ginsberg, J. Kerouac, ou d’autres comme Frank O’Hara ou Charles Olson. Et s’agissant des figures féminines, moins considérées et très vite plongées dans l’ombre, on peut citer Elise Cowen, Diane di Prima ou Mary Norbert Körte.

Bien heureusement, grâce à certaines et certains, on commence à découvrir l’importance de leurs travaux. Et c’est très vivifiant.

Comme l’écrit très bien Wikipédia, « elle rencontre Leroi Jones (Amiri Baraka) à la faveur de son travail pour la revue The Record Changer, qu’elle épouse dans un temple bouddhiste en 1958« , et ajoutons, de notre côté, que pendant de nombreuses années, le couple milite ensemble. Ajoutons aussi que Leroi Jones demande le divorce afin de se dédier pleinement à l’action politique (notamment au sein du Black Arts Movement), délaissant sa compagne et leurs deux filles.

Malgré une charge domestique et matérielle conséquente, Hettie Jones écrit beaucoup, et dans des genres variés. Elle reçoit pour son livre Drive, publié en 1998, le prix Norma Farber.

Le livre est une somme de poèmes, construit sur un mode de lisibilité qui me fait penser à celui que l’on peut avoir pour aborder le travail de Jack Spicer (♥) : un grand livre de poésie qui se déplie et permet de découvrir, à l’intérieur, des séries de textes, livres dans le livre, dont le travail formel et les contraintes varient – tout en dessinant une vraie cohérence.

Alors il est, de fait, difficile de le commenter sans se focaliser sur certaines sections. C’est donc à partir d’elles que je livrerais mes pensées (et mes joies).

Quelques itinéraires de lecture

Dans Drive, c’est toute la vie d’une femme qui se déploie, dans une grande mélancolie et en morceaux colorés, des années de jeunesse insouciante à la ménopause. Le style d’Hettie Jones oscille entre un lyrisme fait d’émotions transparentes et un prosaïsme net.

Les détails ancrent les poèmes dans une réalité très concrète, située, et c’est peut-être cet aspect-là qui est le plus beau (osons le mot) dans ces poèmes : chaque chose rencontrée, matérielle ou non, a de l’importance, a le droit à une attention et un soin particulier. Pas de lyrisme égotique à outrance, trop abstrait. Plutôt un lyrisme de l’empathie (sur lequel il faudra revenir).

Ainsi, des gestes simples accompagnent les énoncés les plus profonds. Pour illustrer ce geste particulier, je pense à un poème, tiré de la section J’ai été cette femme. Il s’appelle « Une sorte de kaddish » (kaddish signifie prière, et oui, Hettie Jones est juive, même si on pense aussi inévitablement au célèbre poème de Ginsberg) : dans le sien, elle rend hommage à une tante, décédée, et ses louanges s’accompagnent d’observations très simples du réel, sans fioriture, faits de ce que cette tante Fannie a transmis, de sa bonté d’âme et sincérité jusqu’à ses savoirs-faire (ici, réparer des chaussures).

La bascule entre ces registres est représentative de la façon d’aborder la description du réel pour la poétesse : du prosaïsme à l’invisible, il n’y a qu’une petite enjambée, enjambée que permet, peut-être, un vers qui se casse et se déplace sur la page librement.

*

Dans la section, La femme à la voiture verte, Hettie Jones témoigne d’un monde dans lequel on va vite, tout va vite, où les amours passent et viennent, doux, amers, intenses. Les sentiments comme des panneaux publicitaires sur le bord de la route. La destin comme un auto-stoppeur sympa, ou trop pressé. L’herbe crève, puis repousse, la voiture avance sur les routes. Les routes sont, effectivement, des souvenirs : ils permettent de plonger dans l’histoire intime de celle qui écrit, dans les histoires projetées comme les histoires collectives américaines (il y a un poème à la fois très beau et joueur, quoique naïf – volontairement ?, sur Géronimo et les territoires indiens que la voiture américaine, ce véhicule blanc, traverse de toutes parts).

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Des poèmes plus engagés constellent l’ensemble du livre, mais la section Liste temporaire des personnes autorisées à passer les portes, l’incarne plus que les autres.

Faith Ringold, Die, 1967

Cette partie présente des prises de position en vers. Il s’agit de digressions sensibles sur l’actualité américaine et mondiale (Apartheid, siège de Sarajevo, etc.). Les images du monde parviennent jusqu’à Hettie Jones, qui les commentent, faisant de ses textes des réquisitoires, des observations acerbes. Hettie Jones fait rentrer certaines problématiques militantes, sans se faire chantre grandiloquente – ce qui l’intéresse ici, encore, ce sont les vies fragiles, diminuées, celles qui ne font pas de bruit dans le désordre violent des évènements.

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Pour finir, un dernier commentaire sur 7 chansons pour mes soixante ans.

ça commence

quand la fin approche

quand les années

se mélangent

quand le train ralentit

s’attarde dans chaque petite gare

Seven song at sixty, 1

Je trouve très belle cette série de poèmes, mais je crois que j’en ai rien à en dire. L’espace d’expression libre qu’ouvre le poème (medium arraché aux hommes, et pour le mieux), permet de contourner, dans un mélange de simplicité et d’ironie, l’indicible. Et ça, c’est très juste : plutôt qu’une avalanche de mots, d’expressions, de méandres réflexifs, il y a une main tendue, ferme, qui part du poème, et qui va vers ce qui lui échappe.

This is what I’ll become :

ashheap bone pebbles messages

If you want to know me

you better hurry

Seven song at sixty, 6-7

Derniers mots (et retour dans le passé)

Je voulais revenir au lyrisme plein d’empathie que j’ai décrit plus haut. De toute évidence, depuis son expérience de femme, puis de mère célibataire, le lyrisme d’Hettie Jones ne pouvait être qu’un lyrisme prosaïque, dans le sens où sa vie est, de part et d’autre, prise dans les contingences matérielles qui la contraignent, ce dont on ne peut pas forcément dire des poètes masculins.

En écho au bandeau, et à Sur la Route. J’ai beaucoup lu Jack Kerouac, qui ne m’a pas tant inspiré dans mon écriture personnelle que dans la recherche d’expériences. A la fin de l’adolescence, quand j’ai lu plusieurs livres, j’étais sûrement trop jeune pour me rendre compte consciemment du regard. Un regard facile à porter, en vertu de la liberté inconditionnelle qui s’offrait à lui, garçon, américain, blanc, physique, East Coast, belle crinière de cheveux.

Et je me rappelle, dans ses livres, de certains passages où il raconte ses retours chez sa mère, lorsqu’il était trop fauché ou trop dépressif, ou trop perdu pour faire quoi que ce soit d’autre. Alors que j’aurais sûrement dû trouver ça troublant, cela n’a pas été le cas : tout au plus, je trouvais ça amusant, sans me rendre compte vraiment de « tout ça », c’est-à-dire, de tout ce que cela impliquait. « Tout ça » qui est vraiment beaucoup de choses.

Alors j’aurais été heureux de feuilleter alors le livre d’Hettie Jones. Pour constater l’écart. J’aurais aimé voir la réalité dans tous ces miroirs qu’elle entend nous tendre à travers des poèmes simples, accessibles, au plus près d’une vie énergique, arrachée à un quotidien où le regard doit sans cesse se renouveler – et là est la beauté de la poésie d’Hettie Jones, portée vers l’extérieur – sous peine de crever, purement et simplement.

Drive, Hettie Jones, 2021, Bilingue anglais (États-Unis) / français. Traduit par Florentine Rey & Franck Loiseau, Collection : Soleil noir, éditions Bruno Doucey, 18€

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