Rural Woman’s Feet, Dorothea Lange, Oklahoma, 1938
Ils vont dans toutes les directions, et ils ne savent pas où ils vont.
An American Exodus, Dorothea Lange & Paul Taylor, 1939
Monfort-en-Chalosse, village landais d’un peu plus de 1000 habitants, loin de la côte, accueille l’exposition Migrant Farmers de Dorothea Lange au Musée de la Chalosse.
L’exposition présente ainsi 51 clichés issus des travaux de la photographe sur les vagues de migrations des travailleurs agricoles et de leurs proches poussés à l’exode et à l’errance pendant la Grande Dépression des années 30 et 40, dans des paysages désolés.
Comment parler de Dorothea Lange ?
Difficile d’écrire sur Dorothea Lange et son travail sans répéter, encore et encore, les mêmes idées.
Résumons : pendant les années amères qui suivent La Grande Dépression, la Farm Security Administration missionne Dorothea Lange pour qu’elle photographie les conséquences concrètes des crises financières, écologiques et sociales sur les populations rurales.
Sur les routes, elle suit donc ces américain·e·s pauvres avec son matériel photographique, de l’est à l’ouest des États-Unis. Elle les interroge et transmet ensuite leurs réalités grâce aux photographies que l’on connaît : d’un réel rugueux et combattif.
Pour parcourir son œuvre, le Musée d’Oakland en Californie a mis en ligne les archives de l’artiste américaine : clique-là.
Pour Dorothea Lange, photographier est un outil de lutte politique (la formule est de Pia Viewing) : il s’agit de documenter le réel pour opposer aux discours idéologiques la réalité singulière des individus les plus précaires, les plus fragilisés. La photographie rend visible la violence concrète des décisions de l’économie capitaliste.
Les légendes photographiques : l’écriture littérale de Lange
Il paraît que Dorothea Lange ne volait jamais une photographie.
Aucun misérabilisme ne teinte ses clichés, même si partout on y voit la misère, à travers des détails minuscules : des pieds-nus, des habits froissés, des yeux fatigués, des cortèges fragiles au milieu des nouveaux déserts de poussière.
Et chose inconnue, ces images d’un pays au bord du gouffre sont accompagnés de généreuses légendes descriptives et sont autant de témoignages précieux, ramenés de très loin. On y lit la détresse, le courage et l’épuisement des populations déplacées.
L’écriture est littérale, sans figure, quasiment des notes, arrachées au réel : il s’agit, encore une fois, de décrire, de rendre visible, de dessiner le monde des personnes photographiées. D’une certaine façon, ce procédé garantit la traçabilité de l’image : on sait d’où elle vient, de quelle situation elle est issue. Dorothea Lange accompagne l’expression des photographié·e·s, raconte leurs histoires, pour ne jamais les sortir de son contexte.
Cette écriture, d’un prosaïsme affutée, est peut-être la meilleure façon de restituer la violence dans laquelle sont prises les vies de ces paysannes et paysans abandonné·e·s par les administrations fédérales. De ces récits de cassures, de violences, on tire le fil d’un rêve individuel américain brisé où plus rien ne semble possible. Un rêve aride comme le sol sur le bord des routes.
Au contraire de quelques photographies dans lesquels, à une prise de vue réelle s’oppose, à travers une publicité ou un message gouvernemental, un discours promettant une vie meilleure (donnant lieu à des clichés à la fois triste et comique) ; le geste de Dorothea Lange apporte sans cesse les preuves de la réalité, l’image devient la caisse de résonance d’un récit de vie collectif où l’espoir s’envole à la moindre bourrasque : le monde agricole américain, et son peuple, est meurtri. Et aucun discours des politiques, publicitaires ou magnats de l’économie ne saura renverser l’âpre reflet de la précarité sociale subie.
Migrants de l’intérieur américain et monde paysan chalossais
En faisant venir jusqu’à Monfort-en-Chalosse ces clichés américains, en les mettant en valeur sobrement et en les contextualisant avec pédagogie, l’équipe (très féminine) de cette exposition a effectué un travail remarquable. Travail d’autant plus remarquable que le sens de cette exposition au sein du Musée de la Chalosse (sous-titré Pays, Paysans, Paysages) est explicité avec beaucoup de force.
Le rapprochement entre les photographies de Dorothea Lange et une partie de l’histoire des campagnes chalossaises est un geste fort, politique, en nos temps incertains où maltraitance écologique et mal-être social et existentiel des populations vivants de l’agriculture se mêlent étroitement. Ce rapprochement met de la lumière sur une histoire locale riche – qui m’était jusqu’ici inconnue – malgré dix ans vécu entre l’Adour et les Gaves.
Ainsi, il se trouve qu’en France, et sur le territoire landais de Chalosse aussi, l’après 14-18, puis la crise de 1929, sont les révélateurs de profondes inégalités dans le monde paysan, et d’une grande vulnérabilité sociale des métayers.
En ces temps-là, les machines n’ont pas encore inondé ces campagnes pauvres et les cultures céréalières, animales et fruitières demandent des savoirs-faire variés. Le quotidien est difficile et les conditions de vie des familles de métayers sont instables, car elles dépendent des bonnes ou mauvaises années de récolte. Elles sont aussi soumises au bon vouloir des propriétaires terriens, avec qui les travailleurs ne sont liés que par des accords verbaux. Ainsi, de nombreuses familles, se déplacent, d’année en année, dans tout le sud-ouest, de métairie en métairie.
Lentement, un sentiment d’injustice gronde et monte. L’exposition raconte certaines étapes fortes de ces révoltes paysannes qui essaiment dans les Landes, celles des Picatalòs par exemple.
Les Picatalòs sont ceux qui « piquent les vers de terre » (talòs, en gascon, synonyme de bodic, lombric). Ils mènent une révolte des métayers depuis le Bas-Adour, avec des ouvriers syndiqués d’autres corps de métier. Notamment soutenu par le Parti Communiste, ce mouvement paysan, dans un contexte d’effondrements du prix de vente des céréales et d’une adaptation difficile aux règles du marché, donne un visage contestataire fort aux paysans et aux paysannes, et les révoltes, rassemblements et affrontements avec les propriétaires et les forces de l’ordre se succèdent, jusqu’en 1946, où une loi, votée par la 4e République, augure une amélioration de la conditions de vie et de travail des familles concernées.
On ne peut qu’encourager le Musée à poursuivre ce geste en documentant, encore et encore, sur les luttes paysannes gasconnes du vingtième siècle. A l’heure de la clôture de ce texte, quelques sites ressources (ici, là ou encore là) permettent de continuer de se plonger dans cette époque et de recoller ensemble les morceaux, à partir de clichés granuleux ou de chansons partisanes. Ce travail ferait écho aux objets et mode de vieI présentés, justement, au Musée de la Chalosse, ou dans une dynamique différente, à l’écomusée de Marquèze.
L’exposition lance un pont de fortune, lancé par-delà l’Atlantique, entre deux histoires conjointes, entre frères et sœurs gascons et américains – et on en sort ému.
Hardits! Hardits!
Hardis ! Hardis !
Qu’èm los picatalòs
Nous sommes les picatalòs,
Trabalhadors de tèrra,
Travailleurs de la terre
E se lo seu ne’ns pèsa pas suus òs
Et si la graisse ne pèse pas sur nos os,
Qu’avem tots bona hèrra,
Nous avons de bonnes dents,
Qu’èm guarruts e brinchuts.
Nous sommes durs et musclés.
Le Chant des piquetalos, 1901, Al Cartero – clic.
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Migrant farmers, exposition photographique de Dorothea Lange, au Musée de la Chalosse, jusqu’au 31 octobre 2023.
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